À propos de foot – Le joueur par Eduardo Galeano

Extrait de Le football, ombre et lumière, Eduardo Galeano, 1995.

Il court, en haletant, sur le fil du rasoir. D’un côté l’attend le paradis de la gloire; de l’autre, l’abîme de la ruine. Le quartier l’envie : le joueur professionnel a échappé à l’usine ou au bureau, on le paye pour s’amuser, il a touché le gros lot. Et même s’il doit transpirer comme un arrosoir, sans avoir le droit d’être fatigué ni de se tromper, on le voit dans les journaux et à la télé, on parle de lui à la radio, les femmes soupirent pour lui et les enfants veulent l’imiter. Mais lui, qui avait commencé à jouer pour le plaisir de jouer, dans les rues blanches des faubourgs, c’est par devoir qu’il joue maintenant dans les stades, pour travailler, et il a l’obligation de gagner ou de gagner.

Les hommes d’affaires l’achètent, le vendent, le prêtent ; et il se laisse faire en échange de la promesse d’une gloire plus grande et de davantage d’argent. Plus il a de succès, et plus il gagne d’argent, plus il est prisonnier. Assujetti à une discipline militaire, il subit chaque jour le châtiment d’un entraînement féroce et se soumet aux bombardements des analgésiques et aux infiltrations de cortisone qui effacent la douleur et font croire à la bonne santé. Et la veille des matchs importants, on l’enferme dans des camps de concentration où il accomplit des travaux forcés, mange de la nourriture insipide, se soûle à l’eau claire et dort tout seul.

Dans les autres activités humaines, le déclin vient avec la vieillesse, mais le footballeur, lui, peut être vieux à trente ans. Les muscles se fatiguent vite :

— Ce type-là, il serait incapable de marquer sur un terrain en pente.

— Lui ? Même si on attachait les mains du goal !

Ou avant trente ans, s’il se fait méchamment descendre par un tir, ou si la malchance lui déchire un muscle, ou encore si un coup de pied lui brise un de ces os qui ne se ressoudent jamais bien. Et par un triste matin le footballeur s’aperçoit qu’il a joué sa vie sur une seule donne, que l’argent s’est envolé, et la renommée aussi. La renommée, cette dame fugitive, ne lui a pas laissé le moindre petit lot de consolation.

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