14-19 [L’actualité de l’époque] – La propagande par le théâtre ouvrier

Source Cahiers d’Histoire – La propagande par le théâtre dans les Bourses du travail avant la Grande Guerre. L’exemple du théâtre du Peuple d’Amiens (1903-1914) – Marjorie Gaudemer

La croyance en le théâtre comme moyen de propagande

Une annonce de représentation du théâtre du Peuple d’Amiens :Germinal (Amiens), n°273, 26/04/1912, 3e p.

Certains militants du mouvement ouvrier et révolutionnaire de l’époque voient dans le théâtre un moyen supérieur de propagande. Dans plusieurs articles, cette supériorité du théâtre, notamment sur les instruments ordinaires – jugés parfois déjà éculés – que sont le journal, l’affiche et la conférence, est associée à son pouvoir, avéré ou supposé, d’attraction, ainsi qu’à sa puissante capacité éducative. Dans les organes des Bourses du travail, on trouve le relevé des mêmes avantages que dans des journaux anarchistes ou socialistes à propos de cet art encore très populaire. En 1904, un syndicaliste bordelais déduit de l’observation que « Les êtres humains trouvent dans le théâtre des distractions et le moyen de passer quelques heures récréatives et instructives » « l’intérêt que peut en retirer la classe laborieuse ». Le « but pour la Bourse bordelaise avec « la représentation de pièces purement sociales » est d’« attirer [cette classe laborieuse] à soi par la distraction et [de] l’instruire tout en l’amusant ». En 1911, un syndicaliste montpelliérain explique à son tour en quoi, « par un choix judicieux des pièces à jouer, le théâtre […] peut donner de bons résultats » :

« C’est un des meilleurs moyens pour frapper les sens, l’imagination, l’intelligence des travailleurs, leur faire connaître la vie et la leur faire aimer ; en un mot, il constitue un élément d’éducation de premier ordre. […]

Nous récriminons sans cesse contre l’indifférence des femmes ; or, j’ai beau me creuser la tête, je ne trouve pas de meilleur moyen pour les attirer dans nos milieux où elles ont pourtant leur place bien marquée. D’autre part nous nous élevons contre une jeunesse dévoyée qui ne nous écoute pas et court toujours aux dissipations de temps, aux attractions malsaines et puériles qui déforment le cerveau et dépriment le cœur ; […] et pourtant comment l’intéresser à notre mouvement sinon par des distractions utiles en même temps qu’éducatives. Le fait a souvent été constaté, l’aridité de nos discussions éloigne de nos milieux bon nombre des nôtres ; par contre, chaque fois qu’il y a distraction, les salles regorgent de monde, les femmes le disputent aux hommes par le nombre. Donc le théâtre n’aurait-il pour effet que de tirer un moment la femme du taudis où s’anémient ses enfants et elle-même, le jeune homme et l’adulte du cabaret pernicieux où ils s’intoxiquent, et les attirer tous dans nos milieux, que le résultat ne serait pas à dédaigner. »

Cette croyance en le théâtre, en sa capacité à offrir un auditoire, élargi et diversifié, de travailleurs, puis à le transformer en une assemblée consciente, unie et mobilisée (ou, du moins, mobilisable), croise la position artistique de Fernand Pelloutier. Dans une brochure parue en 1897, sous le titre L’Art et la révolte, cette figure emblématique du mouvement des Bourses du travail affirme la nécessité absolue de l’éducation – « […] tant qu’il restera dans l’esprit des hommes l’ombre d’un préjugé, on pourra faire des insurrections, modifier plus ou moins les inutiles rouages politiques, renverser même les empires : l’heure de la révolution sociale n’aura pas sonné ! » –, et attribue un « rôle [éducateur] […] prépondérant » à « l’art révolutionnaire » qu’il appelle de ses vœux :

« De même que l’art bourgeois fait plus pour le maintien du régime capitaliste que toutes les autres forces sociales réunies : gouvernement, armée, police, magistrature, de même l’art social et révolutionnaire fera plus pour l’avènement du communisme libre que tous les actes de révolte inspirés à l’homme par l’excès de sa souffrance. […] ce qui, mieux que les instinctives explosions de la fureur, peut conduire à la révolution sociale, c’est le façonnement des cerveaux au mépris des préjugés et des lois ; et ce façonnement, l’art social seul l’opérera. »

Néanmoins, cette comparaison fait nettement ressortir l’auto-activisme, mû par un ouvriérisme non (forcément) exclusif, qui sous-tend l’idée du recours au théâtre pour la propagande révolutionnaire. Répondant, avec ce texte de conférence, à la commande d’un groupe artistique parisien d’avant-garde (le groupe « L’Art social »), Fernand Pelloutier interpelle les « écrivains », « peintres », « poètes et musiciens », ces « artistes » qui, avec les « ouvriers » et les « savants », partagent « la passion de l’affranchissement matériel et intellectuel ». Or, ce ne sont pas aux professionnels ou spécialistes de l’art que sont particulièrement adressés les deux articles précédents. Comme nombre d’autres imprimés dans la presse militante de l’époque, ils s’adressent aux travailleurs ralliés, incités, en vue de leur émancipation, à se saisir du théâtre sans attendre le ralliement et la décision de plus autorisés qu’eux, autrement dit à monter sur scène, à écrire des pièces, eux-mêmes. Dans le premier article cité, l’argumentation appuie ainsi l’« initiative théâtrale » de « camarades [bordelais] dévoués, tant amateurs que professionnels », sollicitant « toutes les intelligences, hommes et femmes », et comptant, pour écrire les textes, sur « quelques camarades de l’association ». Dans le second texte, la prolifération de ce type d’initiatives est vivement défendue, et l’idée, qualifiée d’« excellente », de « faire du théâtre dans les groupements syndicaux » conduit à cette injonction finale, aux airs d’un appel à la mobilisation générale : « à côté de l’action économique », « faisons donc du théâtre ».

L’accueil de représentations et la création de troupes

Cette pensée du théâtre comme moyen de propagande se traduit, en milieu syndical, par des expériences pratiques, dès les années 1890, mais encore plus après 1902, sous l’effet de l’unification syndicale. Les Bourses du travail jouent un grand rôle dans le développement du théâtre militant, ouvrier et révolutionnaire, avant 1914, en tant que lieux, comportant une salle des fêtes, voire de spectacle, et comme groupements d’action, organisant, pour la propagande, des manifestations artistiques.

Les Bourses du travail hébergent les troupes et accueillent les représentations de syndicats et d’autres groupements qui y sont affiliés ou non. Ainsi, par exemple, c’est à la Bourse de Dunkerque que siège la section dramatique du PSU, en 1905-1906, à celle de Saint-Étienne que se rassemble le Groupe artistique de la jeunesse syndicaliste, de 1912 à 1914. C’est dans la « grande salle » de la Bourse parisienne que les chambres syndicales des ouvriers tapissiers, des ouvriers de l’industrie florale ou des vanniers reçoivent, pour leurs fêtes, le concours du Théâtre social de Paris (fondé en 1906), C’est encore dans la « salle des fêtes » de la Bourse d’Angers que la section socialiste locale organise, en 1908, une « grande fête prolétarienne » avec parties de concert et de théâtre. Le Groupe anarchiste d’éducation libre de Bayonne-Biarritz-Boucau donne à la Bourse de Bayonne, en 1908 puis en 1911, ses « concerts-causeries » agrémentés de pièces.

Les Bourses du travail, en outre, programment elles-mêmes des représentations, plusieurs fondent même leurs propres troupes. Ainsi, l’administration de la Bourse de Lyon, installée dans une ancienne salle de spectacle (le théâtre des Variétés), obtient, pour ses « grandes fêtes populaires », le concours de la compagnie professionnelle Roche-Chevalier (1901-1904) puis la contribution de L’Œuvre (théâtre libre) (1902-1905), une troupe amateure locale dont la Bourse récupèrera d’ailleurs les décors. à Perpignan, en 1907, les animateurs de la Bourse, quant à eux, éprouvent la « nécessité [de] jouer [, lors de leurs « veillées populaires »] des pièces sociales comme cela se pratique dans d’autres Bourses » (à Fougères, Bourges, etc.), et l’idée consécutive de « créer un « théâtre social » à la Bourse du travail » est fortement approuvée et soutenue par le secrétaire de l’établissement, Joseph Bazerbe :

« Je voudrais voir représenter sur notre petite scène, en dépit de ses proportions modestes et de ses décors fripés, de ces pièces point banales du tout et qui, pour la plupart, sont l’œuvre d’écrivains ignorés, qui vivent notre vie de labeur et de souffrances ; de ces pièces où l’auteur, ami du travailleur, dépeint admirablement le rôle du militant, fait la sombre esquisse du faux-frère, châtie vigoureusement l’exploiteur et trace au prolétaire, honnête mais indifférent, les devoirs à remplir par lui.

En un mot, c’est le « théâtre social » que je voudrais voir instaurer dans notre Bourse du travail, avec son spectacle moralisateur et éducatif, avec ses vérités rudes et ses joies éphémères, mais aussi avec ses espérances en une transformation prochaine de la société.

[…] Quoi qu’en disent certains moralistes, qu’à distraire le peuple on endort sa misère, qu’on ne la guérit pas, nous prétendons que le « théâtre social » donnerait une impulsion nouvelle au travailleur, car en lui montrant ses faiblesses coupables, il lui indiquerait le droit chemin, en ferait un homme et un bon combattant de demain… »

Mais, la soirée inaugurale de ce théâtre social, dans la « salle des conférences » de la Bourse, ne paraît suivie que de deux prestations, et à Perpignan comme ensuite à Lorient (1908), Clermont-Ferrand (1911), Rennes (1912-1913) ou Saint-Quentin (1912-1913), les troupes, d’après les annonces de représentations, sont plutôt éphémères. Au sein des Bourses, les représentations, bien qu’irrégulières, peuvent être programmées en grand nombre, mais rares s’avèrent, en effet, les troupes de Bourses qui connaissent le dynamisme et la longévité du Théâtre social de Marseille (1903-1914) ou du Théâtre du peuple d’Amiens dont l’activité exceptionnelle, suspendue pendant la guerre, reprendra après l’amnistie, pour ne s’interrompre définitivement qu’à la fin des années trente.

Lire la suite : Cahiers d’Histoire – La propagande par le théâtre dans les Bourses du travail avant la Grande Guerre. L’exemple du théâtre du Peuple d’Amiens (1903-1914) – Marjorie Gaudemer

Prévert et le Groupe Octobre, du théâtre ouvrier qui fait de l’Agit’Prop

Le Groupe Octobre à sa fondation en 1932.

De 1932 à 1936 Prévert écrit pour le groupe Octobre des pièces et des chœurs parlés (textes dits à plusieurs voix). Il met en scène les puissants de ce monde (politiciens, souverains, industriels) et il souligne leurs travers et leurs ridicules en les caricaturant à outrance, mettant en relief leur nocivité, éclairant le public sur leurs égoïsmes et leurs manigances, appelant à se révolter contre eux après en avoir ri. La Bataille de Fontenoy (1932) prend pour personnages des hommes politiques très connus à l’époque, auxquels l’auteur emprunte leurs propres discours, montrant qu’ils sont pernicieux ou vides. La Famille Tuyau de Poêle (1933) propose l’envers du décor, en présentant dans leur intimité des bourgeois, respectables en apparence, qui pratiquent adultère, inceste, homosexualité et amours ancillaires, alors qu’ils prônent hypocritement la vertu. Mais au-delà de la caricature qui permet de ne pas se laisser impressionner par ceux qui détiennent le pouvoir ou l’argent – souvent les mêmes -, Prévert appelle le peuple à faire son théâtre. Ce que veut le principal auteur du groupe Octobre, c’est en effet renvoyer à sa poussière l’art bourgeois. En s’adressant au public, Prévert l’incite à se servir des mots. Parce qu’il sait que réinventer l’art, c’est réinventer la vie, et inversement. Son adaptation du Tableau des merveilles de Cervantès (1935) introduit des personnages d’ouvriers et de paysans absents de la version originale : comme dans beaucoup de ses autres pièces il fait intervenir le peuple, celui-ci s’emparant de la scène et y faisant son spectacle, ou sa fête.

Francis Lemarque à propos du Groupe Octobre

Le Groupe Octobre raconté par ceux qui l’ont fait : les Prévert, Paul Grimault, Roger Blin, etc.

Les commentaires sont fermés.