28/05/2018 – Il y a 50 ans Martin Luther King était assassiné

Le 4 avril 1968, Martin Luther King était assassiné. En cette période de questionnement sur la violence dans les manifestations, rappelons-nous de ses mots : « la violence est le cri de ceux que l’on n’entend pas ». Et retrouvons sa pensée critique de révolutionnaire socialiste derrière la réécriture de l’histoire, l’absorption, l’aseptisation, la mythologisation de ce personnage dans le roman national États-Uniens.

Extraits de Le dernier combat de Martin Luther King – Sylvie Laurent – Le Monde diplomatique – avril 2018

Les droits civiques ne furent jamais l’horizon des Noirs américains, pas plus que de King. Le pasteur entendait que l’égalité soit aussi sociale, que les richesses soient redistribuées, que les Noirs ne soient plus des citoyens de second rang, condamnés au chômage, aux quartiers pauvres, au harcèlement policier, aux salaires indignes, aux écoles déliquescentes et — ces mots ne le rebutaient pas — à l’exploitation et à l’impérialisme. Son éthique de l’émancipation ne s’est ainsi jamais limitée à la question de l’égalité raciale. Si les Noirs étaient les déshérités absolus, les opprimés par excellence et l’avant-garde de la révolution en marche, tous les vulnérables étaient à libérer : pauvres blancs, femmes sous allocations, Indiens spoliés, chicanos humiliés. Leur capacité à participer à la délibération démocratique, à prendre du pouvoir permettrait de jauger la valeur du pays.

Photo Charles Moore

Son dernier combat fut ainsi une « campagne des pauvres » qui, au printemps 1968, vit des misérables de toutes les provinces et de toutes les couleurs de peau converger vers la capitale pour tenter d’arracher une révolution constitutionnelle : l’adoption d’une charte des droits économiques pour les « défavorisés », l’inscription dans la loi du salaire minimum garanti, la participation de comités de pauvres au processus législatif, une redistribution considérable des richesses et un plan sans précédent de création d’emplois publics et de logements sociaux. En février 1968, King ironisait sur ceux qui parlent d’« assistanat » quand ce sont les pauvres noirs qui bénéficient de l’aide publique et de « subventions » quand elle est destinée aux Blancs privilégiés. En somme, « nous avons un système socialiste pour les riches et le capitalisme sauvage pour les pauvres (3) ! ».

Dans une dialectique subtile, il proposait de dépasser l’opposition entre une lecture strictement « classiste » de l’oppression (le postulat que cette dernière disparaîtrait sous toutes ses formes avec l’effondrement du capitalisme) et une approche identitaire, dans laquelle les groupes discriminés auraient chacun leur lutte propre, car exploitation et discrimination ne relèveraient pas de la même logique. Pour les participants à la « campagne des pauvres », la surreprésentation des Noirs et des Latinos dans les rets de l’exploitation ne faisait aucun doute, mais elle témoignait d’un système de domination qui faisait bien d’autres victimes.

Dans cette campagne du printemps 1968, le rôle primordial des femmes, souvent noires, de l’association de défense du droit à l’aide sociale suggérait l’imbrication des oppressions, qu’elles soient de classe, de genre ou de race. Parce qu’elles sont entremêlées, plus que hiérarchisées, elles contraignaient pour King à la solidarité ; il parlait de « fraternité ». Au New York Times qui l’interrogeait sur cette croisade des pauvres, il confia sans fard qu’il s’était « engagé dans une forme de lutte des classes ». Il fut assassiné un mois avant son lancement.

Certes, dans la mémoire nationale, on convient que King fut à l’occasion véhément, en particulier à propos du Vietnam ; mais, explique-t-on, il s’était « radicalisé » à la fin de sa vie, consumé par l’amertume et la solitude. Le pasteur unanimement loué en 1963, lors de son discours « I have a dream » (« Je fais un rêve »), se serait aliéné l’opinion en renonçant à son réformisme tranquille et en cédant à la colère. Ici encore, la falsification est absolue : tout d’abord, jamais King n’a été porté par l’opinion publique de son pays, y compris lorsqu’il a remporté le prix Nobel de la paix, en 1964. La marche de Washington, un an plus tôt, révérée aujourd’hui comme le symbole de la réconciliation nationale, n’était en réalité soutenue que par un tiers des Américains. Même les New-Yorkais, incarnation du progressisme, pensaient pour leur majorité que King était « extrémiste » et jugeaient « excessives » les demandes de droits civiques (4). Au demeurant, il n’avait pas attendu le crépuscule de sa vie pour exprimer ses convictions inconvenantes.

(…)

Les stratégies de mise en mémoire de King ont éludé ses critiques de la démocratie américaine, sa dénonciation d’un régime d’inégalité enraciné dans la structure même du pays. Tout autant que le leader de la Nation de l’islam Malcolm X, il affirmait que le racisme était une tare congénitale de l’Amérique blanche et que l’identité américaine portait en elle les fléaux entrelacés du capitalisme, de l’impérialisme et du racisme. Mais, pour lui, la résistance à l’égalité demeurerait invincible, à moins que les déshérités et les dissidents ne réinventent l’esprit de la démocratie par la désobéissance civile et la convergence révolutionnaire.

Ascèse subversive

La « politique de l’amour » qu’il revendiquait était certes pacifique par essence, mais elle recherchait la confrontation. L’action directe non violente devait troubler l’ordre public et donc l’ordre des choses afin que les plus vulnérables aient enfin voix au chapitre et deviennent ainsi des sujets politiques. La violence subie et non rendue n’était pas une négation de la colère ou une posture christique, mais une ascèse subversive : la souffrance était transformée en moteur de l’action et elle provoquait le malaise non seulement du bourreau, mais également du témoin du passage à tabac.

Après 1965, sa stratégie non violente est plus que jamais critiquée par les révoltés noirs, mais King demeure inflexible. Refusant néanmoins l’injonction à condamner les dizaines de révoltes urbaines qui embrasent les ghettos de 1964 à 1968, il affirme que « la violence est le cri de ceux que l’on n’entend pas » et que, pour y mettre fin, seule la lutte contre le chômage, les discriminations et la brutalité policière est à prescrire. Le rapport d’experts indépendants rassemblés par la Maison Blanche dans la commission Kerner, en 1967, confirmait son diagnostic. Mais le document fut étouffé par le président Lyndon B. Johnson, enlisé au Vietnam. Son successeur, le républicain Richard Nixon, est élu sept mois après la mort de King. Le pays réclame alors le retour à l’ordre et la mise au pas des agitateurs, traîtres et ingrats qui se « prétendent » opprimés. La deuxième mort de King commence, Nixon proposant le développement d’un « capitalisme noir » en lieu et place de l’égalité.

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